3 juillet 2014 - 00:00
Ma mère, victime de l’Isle-Verte sans y être jamais allée
Par: Le Courrier


Ma mère âgée de 89 ans demeure dans une résidence privée de Saint-Hyacinthe depuis maintenant cinq ans. Une résidence très bien tenue que j’ai choisi moi-même pour plusieurs raisons, la moindre n’étant pas sa proximité par rapport à mon domicile.

Je lui rends visite chaque jour en me rendant au travail ainsi que le soir à mon retour. Ma mère a reçu un diagnostic d’Alzheimer et de l’avis des spécialistes, sa maladie progresse très lentement. Je suis convaincu que la routine que les employés dévoués de sa résidence et moi-même avons contribué à installer fait en sorte qu’elle demeure somme toute bien ancrée dans la réalité. Mais voilà qu’à des centaines de kilomètres, une résidence brûle à L’Isle-Verte et la vie de ma mère est soudainement bouleversée. C’est que la petite résidence où elle demeure, comme plusieurs petites résidences privées, n’a pas de système de gicleurs et n’a pas les moyens d’en installer un. Ma mère et deux autres résidentes (dont ma tante qui est également sous ma responsabilité) ne marchent plus et l’on se sert d’un lève-personnes pour leurs déplacements. Après la tragédie de L’Isle-Verte, comme c’est souvent le cas au Québec, champion de la réaction post-tragédie, le peuple s’émeut et l’opinion publique, attisée par des médias en manque de sensations, exige des gouvernements des mesures pour que n’arrive plus jamais une telle situation. Le gouvernement, beaucoup plus sensible à l’opinion publique en période préélectorale qu’en autre temps de l’année, s’énerve et exige des normes plus sévères sans s’inquiéter des dommages collatéraux que pourraient causer ces nouvelles mesures. Alors dans la crainte d’un hypothétique feu, ma mère doit être relocalisée en catastrophe dans la région. Je n’ai pas mon mot à dire. Évidemment, je peux refuser, mais si je le fais, on m’a expliqué que la résidence, pour ne pas perdre son accréditation, devra l’envoyer à l’hôpital sous un faux prétexte (on m’a même dit que dans pareils cas, l’infection urinaire était la championne des faux-prétextes). Lorsque l’hôpital voudra la retourner après une prise de sang qui ne révélera aucune présence de la dite infection, la résidence refusera de la reprendre et elle sera alors mise sur une liste prioritaire de relocalisation. Et après, l’on se plaint du manque de places dans les hôpitaux! Alors, pour éviter à ma mère cette étape inutile (ma mère, qui, je le répète, souffre d’Alzheimer et pour qui la stabilité est très importante) je n’ai d’autre choix que d’accepter ce qui est pour moi inacceptable. Je me résonne, j’accepte la situation qu’on nous impose, et j’apprends que ma mère sera relocalisée dès qu’une place se libérera dans le réseau. Mais le réseau, c’est large. Il s’étend d’Acton Vale à Boucherville! Alors ma mère qui a vécu toute sa vie à Saint-Hyacinthe, va peut-être devoir aller finir ses jours à Boucherville, où, évidemment, je ne pourrai pas aller la visiter deux fois par jour comme maintenant. Est-ce que les fonctionnaires du gouvernement ont seulement une petite idée des dégâts irréversibles que cette situation va lui causer? Si elle demeure dans la résidence où elle se trouve présentement, elle ne sera probablement jamais victime d’un incendie (après tout, des feux de l’ampleur de celui de L’Isle-Verte, c’est rarissime), mais si elle doit être relocalisée à des kilomètres de ses repères, elle vivra à coup sûr un traumatisme qui risque de la faire basculer complètement. Je me suis plaint à tous les paliers possibles. On me comprend beaucoup, on est très empathique, on est vraiment désolé, mais on ne peut rien faire. On me répond sans cesse que si ma mère brûle, je pourrais actionner le gouvernement et que ça il faut absolument l’éviter. Je demande si je pourrai actionner le gouvernement si la relocalisation cause des détériorations à l’état psychique de ma mère et chaque fois, un long silence me répond… Ce qui me choque le plus, c’est qu’il n’est jamais question de ces tristes réalités dans l’actualité. On parle beaucoup de Mourir dans la dignité, mais Vivre dans la dignité, n’est-ce pas plus important? Imaginez un instant qu’une école de Saint-Hyacinthe ferme à cause d’une histoire de gicleurs et que l’on propose aux parents d’envoyer leurs enfants à Boucherville ou Acton Vale? Vous entendez l’immense tollé que cela provoquerait? Ce que je demande, c’est qu’on me laisse décider moi-même de ce qui est bon pour ma mère ou pas. J’ai l’âge de raison et je ne supporte pas que des instances suprêmes me dictent mes décisions.

Pierre Gagnon

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