1 octobre 2015 - 00:00
Mettre fin à la politique du silence
Par: Le Courrier

Lettre ouverte au ministre François Blais à propos de la formation ­générale au CÉGEP.

La régression s’étend. Le silence des politiciens pèse. Quelle formation générale (FG) commune ­offrirons-nous désormais dans nos CÉGEP? En offrirons-nous seulement une si, comme on le souhaite dans les officines du ministère de l’Éducation ou à la Fédération des cégeps, on la liquide au profit d’une FG à la carte, sans orientation aucune, sauf celle de répondre aux besoins du marché comme le réclame depuis sa fondation le Conseil du patronat?

François Blais répète à l’envi que le temps est venu de « financer les établissements en fonction des besoins réels du marché du ­travail », ou encore qu’il faudrait favoriser une « participation accrue des entreprises à l’élaboration des programmes de formation ». Ne nous faudrait-il pas surtout penser comment nous allons former non seulement des acteurs du monde de l’emploi, mais aussi des citoyens lettrés, justes, qui affrontent les problèmes et participent aux institutions politiques d’une société qui ne se réduit pas à l’économie? Des citoyens aptes à reconquérir et à juger de l’orientation de notre politique économique, de notre éducation, de notre culture? ­Transmettre l’idéal d’humanité au coeur de notre civilisation ouverte au dialogue avec les autres? Oeuvrer pour la suite du monde? Oublier ces finalités, est-ce vraiment évoluer? Il faut que le ministre sorte de son mutisme. Quelles études ou analyses sérieuses allègue-t-on pour justifier pareille réforme? Quelqu’un a-t-il eu connaissance d’un débat public, transparent et intelligent sur ces questions? Quelqu’un connaît-il les positions du ministre Blais sur la FG commune? Nous non plus, et cela est très inquiétant.

Un bref retour en arrière laisse entrevoir la mesure de la régression qu’on cherche à imposer. On l’ignore trop souvent, l’audacieuse proposition des commissaires du Rapport Parent de créer le CÉGEP ne prit forme qu’à la suite d’un long et minutieux examen du modèle canado-étatsunien alors dominant, examen qui se solda par un ­diagnostic négatif. C’est que ce modèle ­perpétuait une sélection définitive et bien peu démocratique entre les candidats à l’enseignement universitaire et les candidats à l’enseignement technique et professionnel. S’adossant à une conception plus humaniste, l’idée même du CÉGEP, comme son acronyme l’indique, était de privilégier la polyvalence ainsi qu’un meilleur équilibre entre la formation préuniversitaire et ­professionnelle, une saine complémentarité entre la formation technique du travailleur et la FG du citoyen et de l’homme. Une étude de l’OCDE, effectuée quelque dix ans après l’implantation des cégeps, devait d’ailleurs conclure qu’il s’agissait là d’une réussite « marquante »; mieux, on y voyait un « modèle éducatif et sociopolitique de la plus grande importance, et ce, à l’échelle internationale ».

Et pourtant… Après avoir rendu public à l’automne 2014 le Rapport Demers, l’ancien ministre de l’Éducation Yves Bolduc, le ­jugeant excellent, a précipitamment mis sur pied le comité Rouillier afin d’assurer la mise en oeuvre de ses principales recommandations. Ce que l’on propose en lieu et place d’une FG commune, en louchant vers le modèle ontarien, c’est une FG minimale qui varierait non seulement selon qu’il s’agit d’obtenir un certificat ou un diplôme, mais aussi selon les redéfinitions locales que les divers collèges voudront bien lui donner selon « les besoins du milieu ». À ­rebours de tous les penseurs de l’éducation qui estiment que la culture promue par la FG doit viser l’universalité, on allègue que cela doit être l’inverse! Songe-t-on à une ­éducation physique différente selon qu’on travaille assis ou debout, à des cours ­d’anglais différents selon qu’on travaille à l’hôpital ou dans l’industrie? À Québec ou à Sorel? On se garde bien de préciser quoi que ce soit afin d’éviter le ridicule. Mais à bien y regarder, l’empereur est nu. Sous le vernis d’une offre locale diversifiée, on retrouve une approche strictement managériale de l’offre des cours favorisant ainsi « des fonctions de maintien en emploi des enseignants et, ce faisant, l’utilisation rationnelle et adaptée des ressources humaines disponibles ». De même, sous le vernis du libre choix des cours de la FG, on fait miroiter une diplomation plus grande. L’idée d’assouplir ou d’abolir l’épreuve uniforme de la langue d’enseignement témoignait bien de cette fuite en avant.

On se demande comment le ministre Blais peut prendre au sérieux une vision de l’éducation qui ne sait pas faire le partage entre un cours d’éthique et un autre visant à optimiser sa page Facebook. La vérité est que le Rapport Demers n’a aucune idée de ce que devrait être la FG commune : il veut principalement mettre de côté ce soi-disant obstacle à la performance. Lorsqu’on y ­affirme péremptoirement qu’ « [e]lle a bien servi le modèle collégial jusqu’ici, mais son déphasage avec l’évolution de la société depuis les 50 dernières années compromet la valeur de son apport pour les années à venir », il est clair qu’à défaut de penser le sens même de cette « évolution » au delà des ­besoins du marché, désormais vu comme l’unique réalité, nous assistons à une consternante régression, à une désolante démission éducative.

Comme le déplorait Guy Rocher samedi dernier lors du colloque Cégep inc. organisé par la Napac (Nouvelle alliance pour la philo­sophie au collège), l’instrumentalisation du savoir et sa réduction à une perspective strictement économique constitue « la plus grande menace dans l’histoire » pour l’éducation. Sommes-nous devenus à ce point imperméables à l’idéal kantien qui voulait « que jamais l’éducation ne se fasse en fonction du seul état présent, mais aussi du ­possible meilleur état à venir de l’humanité »?

L’éducation élève, donne à penser, nourrit l’examen réfléchi. Le ministre Blais ne peut compromettre ainsi l’avenir de la FG en ­approuvant sans discussion publique les bêtes recommandations du Rapport ­Demers. Il lui faut rapidement rompre ce silence qui cautionne la mort de la FG ­commune et s’engager publiquement à maintenir son intégrité.

image