22 novembre 2012 - 00:00
ORANGE
Puisqu’il faut bien manger et réfléchir!
Par: Le Courrier

ORANGE est un organisme sans but lucratif qui organise, tous les trois ans, un événement qui a pour point central l’agroalimentaire. La première édition a été présentée en 2003, puis les autres ont suivi, 2006, 2009, et cette année, 2012. Il s’agit d’un laboratoire de recherche et d’exploration ayant non seulement pour assise les arts visuels, mais aussi, tout ce qui concerne d’une manière ou d’une autre l’agroalimentaire.

Plusieurs raisons ont motivé la création de notre événement, il y a 10 ans déjà. J’en exposerai succinctement trois : la réalité de la région maskoutaine caractérisée par l’agroalimentaire; l’intérêt d’un nombre important d’artistes pour l’environnement, la nourriture, l’agriculture; l’inquiétude relativement récente des citoyens devant ce qu’ils mangent (la crise XL Foods permet à elle seule d’imager cette inquiétude). Pour mériter de prendre position sur la place publique à son sujet, cette thématique de l’agroalimentaire demande un respect et une connaissance exemplaire, c’est là une évidence qu’il ne faut pas perdre de vue. Et nous veillons à ne pas la perdre de vue. Pour aborder intelligemment cette thématique, il faut faire preuve d’un mélange d’audace et de respect. Au fil des quatre éditions de ORANGE présentées depuis 2003, la soixantaine d’artistes québécois, canadiens et étrangers ont un point en commun, ce sont des meilleuristes. De quoi s’agit-il? Ces artistes meilleuristes partagent une approche de la vie voulant que l’humain soit perfectible, que l’humain peut s’améliorer. À ce propos, je vous invite à lire le texte que j’ai publié dans l’ouvrage portant sur la démarche des artistes de ORANGE 2009 – Il Nostro Gusto. La couverture du livre est facile à reconnaître, on y voit un appartement dont les murs sont recouverts de pâte de tomate. Dans ce texte intitulé L’abandon du subversif, je fais des liens entre les préoccupations éthiques et esthétiques de ces artistes qui, de mon point de vue, tournent la page sur une période où la transgression, la dérision et la subversion occupaient une place centrale dans le milieu de l’art contemporain. Maintenant, deux mots au sujet de la notion de « critique ». Dit simplement, je crois qu’il faudrait plutôt parler de « réflexion critique ». Un critique de cinéma ne fait pas que des critiques négatives des films qu’il voit et analyse. Il porte un jugement esthétique sur le contenu et la forme, il fait des démonstrations, il explique son point de vue. En art contemporain, c’est un peu la même chose, on attend d’une critique qu’elle puisse être positive ou négative ou les deux à la fois, ou ni l’une ni l’autre, selon ce que suscitent les oeuvres observées, vues dans l’espace d’exposition. Très certainement, le critique de l’oeuvre a vu l’oeuvre, le critique du livre a lu le livre, le critique du film a vu les images défiler et a écouté la trame sonore du film, le critique musical a écouté — pas seulement vaguement entendu — l’interprétation, et il en va de même pour le critique de théâtre. Conseiller à la population de ne pas voir sans avoir vu, de ne pas lire sans avoir lu, c’est là une faute grave, surtout si c’est écrit, publié, diffusé et lu. La « critique », dans le sens de « réflexion critique », est la bienvenue à ORANGE, aucun doute là-dessus, ça nous renvoie d’ailleurs à cette idée de laboratoire de recherche où les points de vue s’entrechoquent, se côtoient, se relaient, s’entrelacent, s’accompagnent, se fracassent. Pour ce qui est de cette édition 2012, je tiens à féliciter chaleureusement ces trois jeunes femmes commissaires qui ont eu la force, l’audace et l’intelligence d’aborder le thème fort difficile qu’est celui de la nourriture et de la mort. Au tout début de leur démarche, je leur ai demandé : « Êtes-vous bien certaines de vouloir aborder ce thème? » Et c’est à ce moment-là qu’elles m’ont à la fois convaincu et désarmé en formulant la question centrale de leur recherche : « Faut-il tuer pour manger? ». Je suis reparti avec cette question toute simple et j’ai alors convenu avec elles qu’elles touchaient là à un constat évident : pour une bonne part d’entre nous, par personnes interposées, nous tuons pour manger. Nous avons tendance à l’oublier. Au lieu du titre Les Mangeurs, l’édition 2012 aurait pu s’intituler : Tueurs et Mangeurs. Deux mots sur les artistes participant à ORANGE 2012, et à ORANGE en général. Comme pour la plupart des expositions présentées à travers le monde dans le réseau professionnel de l’art contemporain, les artistes sont des universitaires, qui ont des démarches réfléchies qui peuvent nourrir le public, sa réflexion, qui peuvent apporter aux citoyens, que ceux-ci soient très scolarisés ou non. Le fait que ces artistes soient des universitaires ne rend pas nécessairement leurs oeuvres plus fortes, plus éloquentes, j’en conviens, mais très certainement, on ne peut pas leur reprocher de réaliser des oeuvres sans être conscients de l’histoire de l’art — par extension, de l’histoire de l’humanité — et de la portée de leurs oeuvres dans le monde d’aujourd’hui. Ils ont la capacité de réfléchir à leur réception actuelle et dans le futur. C’est leur métier, leur affaire, leur passion, leur spécialité. Se priver de leur regard sur le monde serait une erreur. Profitons de leur apport (dépêchez-vous, ORANGE 2012 prend fin ce dimanche 28 octobre). Je ne peux m’en empêcher, j’ajoute ici quelques mots de plus, afin de mentionner qu’au cours du XX e siècle il s’est passé bien des choses, un peu comme si la machine s’était emballée, pensons notamment aux avancées technologiques, aux deux Grandes Guerres, à l’émancipation de la femme occidentale, etc. Les artistes étaient au coeur de cette turbulence. En art, une des oeuvres les plus importantes pour les spécialistes est un urinoir, oeuvre de Marcel Duchamp (1887-1968). Cet artiste inventa ce que l’on a pris par la suite l’habitude de nommer les « ready-made ». En 1917, Duchamp acheta un objet manufacturé déjà existant dans une quincaillerie, le signa d’un pseudonyme et, par la suite, des galeristes et des musées l’exposèrent. Et l’exposent encore aujourd’hui. À partir du moment où cet objet trouvé était présenté dans une salle d’exposition, il devenait une oeuvre d’art. Simple provocation? Par la présentation de ce « ready-made », Duchamp questionnait le propre de l’art, nous renvoyait la question : « Qu’est-ce que l’art? ». Cette oeuvre de Duchamp, pour revenir à ce qui nous préoccupe ici, n’est ni belle ni laide, là n’est pas la question, elle amène plutôt le spectateur à se poser des questions, à se demander ce qu’est l’art, c’est là qu’apparaît ce que l’on nommera, entre autres vocables utilisés, l’« art conceptuel », une forme d’art qui fait appel à l’intellect et pas seulement à l’émotion, qui fait appel à la réflexion, autant au vrai qu’au beau, autant à l’appréciation logique qu’à l’appréciation purement émotive. Ce rappel d’un moment important de l’histoire de l’art, j’en conviens, demanderait des nuances, j’y reviendrai si on le désire. Évidemment, tous les artistes de ORANGE connaissent bien non seulement ce XX e siècle où s’est profondément transformée notre perception de l’art, mais aussi, l’histoire de l’art, qui remonte aux cavernes de Lascaux. À ma grande joie, l’art d’aujourd’hui, pour ne pas dire contemporain ou actuel, est un art de tous les possibles qui, de toute évidence, se construit à l’aide d’un échafaudage éprouvé, son édification a longuement été réfléchie au fil des siècles. C’est du solide. Avec ORANGE, l’intérêt que nous accordons à l’éthique est central depuis le début. Ce faisant, on questionne les notions de Bien, de Beau et de Vrai, de quoi intéresser le public et, normalement, les philosophes, même les plus récalcitrants.

Marcel Blouin Codirecteur ORANGE, L’événement d’art actuel de Saint-Hyacinthe -30-

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